01 - La nuit, je me réinvente
Anonyme
Une vague la nuit.
Longtemps je me suis levée sans me rappeler mes rêves. Parfois, à peine éveillée, je cherchais à m’en souvenir car c’est au lever, dit-on, que les rêves reviennent en mémoire, d’eux-mêmes, automatiquement. En vain. J’étais pourtant si sûre d’avoir rêvé, d’avoir vécu quelque chose pendant la nuit.
Alors, dans la matinée, je guettais un souvenir, une réminiscence, le plus petit éclair, la plus petite lueur qui pourrait me connecter à ma nuit. Mais rien, pas la moindre piste, pas la moindre bribe.
Troublée, j’en parle à une amie.
« Figure-toi qu’une petite voix intérieure s’incruste imperceptiblement, une sensation de quelque chose qui s’accroche au fond de ma tête, opaque, et qui plane sans explication. Une sensation fidèle d’un jour à l’autre.
Alors je guette ce « flash », comme un soleil qui devrait déchirer le voile de l’oubli, je me lance dans la nouvelle journée. Je me douche, je m’habille, je prends mon petit-déjeuner avec cette présence tapie au fond de mon âme. Je quitte la maison, je ferme la porte à clé, je marche une demi-heure, je travaille, je déjeune, je travaille, je rentre à la maison, et j’oublie ce souvenir fantomatique. Car je le sens, toutes ces activités me font du bien, je suis efficace, ce que je réalise me plaît. Les enfants rentrent et me racontent leur journée.
Les journées se suivent comme d’habitude jusqu’à ce que par hasard j’entende le mot « mer », qui déclenche en moi une image de mer démontée, dont je ne vois qu’une vague énorme, qui ne cesse de s’approcher, sans jamais pourtant atteindre le rivage.
Elle s’approche très menaçante, haute de dizaines de mètres, et recourbe son écume tout en haut sans jamais éclater, comme un arrêt sur image. Elle m’angoisse, car, toute figée dans son mouvement, elle semble prête à rugir et s’abattre sur la rive et sur moi.
Sur moi ou sur qui ? Où suis-je ? Ça n’est pas clair, aucun bruit, aucun cri, aucun être humain. Je ne vois personne. Suis-je une spectatrice ? Est-ce une image dont je ne fais pas partie ? Je ne me vois pas face à elle, mais je sens qu’elle est tout près, immense, inhumaine et menaçante comme un danger imminent et immobile. Elle remplit tout l’écran de ce rêve. Je suis à la fois présente et absente face à elle. Bizarre, tu ne trouves pas ? »
Elle sourit, me regarde, bienveillante. Et nous parlons d’autre chose.
Je n’ose lui dire que, la nuit, ces sensations m’oppressent, avec ce temps infini comme suspendu. La respiration me manque et je sors du rêve. Éveillée ? Demi-éveillée ? Puis, je retourne au sommeil qui m’emporte.
Combien de temps suis-je prisonnière de cette image ? Quelques minutes? Plus ?
Comment nommer ce rêve qui revient cycliquement, mais pas fréquemment ? Cauchemar ? Prémonition de quelque chose qui va venir inexorablement?
Mais quelle menace ? Une noyade, un cataclysme ? Que symbolise la vague ?
Un souvenir qui émerge de la petite enfance ?
Pourquoi la mer ? Pourquoi la vague ?
Quelle part de moi suscite ce rêve ?
Car le silence domine cette vision, et aussi les couleurs. Ni sombres, ni bizarres, ni tristes. Au contraire, un paysage lumineux, le soleil brille, le sable est blond et le ciel bleu. Les couleurs habituelles d’un bord de mer tranquille par beau temps, malgré la vague effrayante.
Que signifie cette opposition ? Un coup de tonnerre dans un ciel serein, le calme avant la tempête ? Qui m’avertit que ma vie va changer ? Ou bien une inquiétude inconsciente de ma vie réelle s’exprime par ce biais… Loin d’être une annonce hostile, cette vision reflèterait mon être profond et mon quotidien. La nuit laisserait s’exprimer tout ce que je ne peux faire le jour et me révélerait à moi-même… Et si, au lieu de privilégier ce signe de danger, je favorisais l’autre élément du tableau, la douceur et l’apaisement : le jour avec la lumière, au lieu de la nuit avec les peurs. Deux facettes de mon existence se complètent. De la nuit émergent les étoiles et l’aube, l’inconnu et le connu, le questionnement et la réflexion plongent en moi. La vague et le rivage représentent mon existence, mes joies et mes difficultés de mère de trois ados un peu rebelles et qui doit jongler chaque jour entre travail, maison et enfants. Une charge mentale triple paraît-il, ce dont je suis persuadée.
Une année passe ainsi. Puis, plus rien. La vague a disparu. Je l’oublie. L’été arrive. Nous retournons en Normandie, nous retrouvons la Manche et les baignades. Ciel bleu, sable blond, soleil éclatant, chaleur de Juillet.
En sortant de l’eau, un malaise me prend, j’ai froid et je marche avec peine.
Analyses et verdict du médecin: choc thermique dû à une subite allergie au froid. Perte de l’immunité contre le froid. Origine et raisons inconnues. Je ne pourrai plus me baigner en mer. Mais je me remets rapidement et surtout je suis vivante ! Tant d’autres choses me restent possibles.
02 - Il est tard
Mélissa Musia
Il est tard. Je marche. La rue est sombre. La lumière des enseignes des vieilles boutiques se noie à mes pieds dans le miroir approximatif des flaques d’eau.
Je suis sortie ce soir mais je n’aurai pas dû. Je n’aime pas sortir. Je n’aime plus sortir.
Je devrais arrêter de t’écouter.
— Sors donc un peu ! Vis ta vie au lieu de la subir ! Tu es jeune, arrête de te poser autant de questions tu vas finir par t’encrouter !
Comme toujours, je finis par te céder.
La musique était trop forte, mais ne parvenait pas à couvrir les discussions fades et sans intérêt de mes collègues, ni leurs affreux bruits de bouche. Tu sais à quel point les bruits de bouche m’irritent.
J’ai réussi à me libérer de mes bourreaux, mais il est trop tard. Mes jambes ont pris le relais de mon cœur et je me suis mise à marcher. Marcher jusqu’au bout, marcher sans retour.
Dans la rue sombre, je marche.
Ce n’est pas l’alcool, je n’ai rien bu. Je ne supporte pas. Je ne supporte plus.
Ce n’est pas la fatigue. J’ai dormi. Jusqu’à 13h. C’est le jet lag. C’est toujours le jet lag depuis que je suis arrivée ici. Ça fait deux mois que je suis en jet lag.
Alors je ne sais pas ce que c’est.
La nuit tous les chats sont gris dit-on. La nuit, moi, je n’ai pas de forme. Je crois que le jour non plus.
Je me sens… illimitée. Dis comme ça, ça peut donner envie, mais en fait non. Je n’ai pas de limite, je n’ai pas de contour.
Je me gratte le bras, jusqu’à m’en faire saigner.
J’entends ta voix.
— Arrête de te gratter comme ça tu vas avoir des cicatrices à force !
Alors pour t’entendre encore un peu, je gratte. Plus fort. Jusqu’à me dessiner un contour sur cette peau translucide.
Ça me fait mal. Ça me fait du bien.
Peut-être que si je gratte encore plus fort, sous cette peau trop petite, je trouverai quelque chose.
Je ne sais pas moi ! N’importe quoi ! Quelqu’un.
Je marche, et je me gratte le bras. Je ne sais pas jusqu’où je marche, je ne reconnais plus rien. Ce n’est pas l’alcool je n’ai rien bu, Je ne supporte pas.
Tout est écrit dans une langue que je ne comprends pas, des signes et rien d’autre.
Je t’entends encore.
— A quoi ça sert d’aller à l’autre bout du monde si t’es même pas foutue d’essayer d’apprendre un minimum de la langue. Comme tu vas faire pour t’en sortir ?
Est-ce que je m’en sors ? Est-ce que je peux m’en sortir sans toi ?
Je ne sais pas. Je marche. Mais je ne sais pas où.
Je n’ai pas de limite, mon corps est une flaque, celle qui reflète cette drôle de lumière rouge. Mon corps est ce banc perdu au milieu de ce trottoir trop grand et désert, cette porte grise qui reste fermée, ce porche qui n’invite pas à entrer.
Je suis tout. Autant dire que je ne suis rien.
Je gratte encore et encore. Je vais finir par savoir.
La nuit est muette, où est passée la mélodie de la vie grouillante de cette ville si vaste, si active, si vivante ?
Mes oreilles bourdonnent de ce silence qui a remplacé la musique trop forte, les discussions trop fades et ces bruits de bouches, ces affreux bruits de bouche !
Je continue de marcher, tout droit sur ce trottoir trop grand et trop vide.
L’air n’est ni froid, ni chaud. C’est comme s’il n’y en avait pas.
Je me souviens des nuits de printemps avec toi. De leur fraicheur qui nous réveillaient après les heures blanches que nous fabriquions ensemble. De l’odeur de la pluie sur le trottoir.
Ici, il n’y a pas d’odeur. Rien
Je continue de marcher mais ce vide m’emporte. Petit à petit j’ai l’impression de disparaitre dans la froideur de ces tours en béton. Mon corps se mélange à ces matériaux inertes.
Mais si je prenais à gauche dans ce passage qui semble avaler les marcheurs solitaires ?
J’entendrais des basses sortant d’une cave dissimulée.
Un souffle de vie.
Un ange, aussi blond que moi, viendrait me saisir et m’emporter là où les questions se perdent dans le bruit assourdissant de la fureur de vivre. Les âmes agitées d’une énergie ardente m’inviteraient à les rejoindre et
mon corps se mêlerait aux leurs. Ils me feraient oublier ce qu’il y a à oublier. Je danserais toute la nuit avec elle, tellement belle, tellement vive. Nous finirions par nous embrasser pour ne plus rien entendre d’autre que nos cœurs battre à l’unisson.
Pourtant, j’avance tout droit, je ne tourne ni à gauche, ni à droite, j’ai bien trop peur.
J’avance mais je ne sais pas où. J’avance sur ce grand trottoir. Désert.
Dans ma poche je la sens. Plier en quatre. Je la déplie et la replie machinalement. Je l’ai lu et relu tellement de fois que les mots sont gravés sur ma rétine. Tu n’es plus là mais je te garde avec moi.
Il est l’heure où le tôt et le tard se mêlent, où les âmes se croisent, où les vies s’échangent.
Je suis fatiguée. Je m’arrête.
Il est l’heure où la nuit est bleue. L’heure où pour quelques instants suspendus tout s’arrête.
03 - Fiction nocturne
Martine cutler
Houla,c'est quoi cet endroit !
De la ouate bleutée en pleine forêt. Des arbres avec des branches noires crochues qui sortent tout droit d'un dessin animé effrayant.
Ils sont gigantesques, ils me font peur.
Je suis transi, qu'est-ce que je fais là moi?
Me suis endormi sur la branche de mon arbre favori, après avoir discuté avec Alice et les jumeaux Tweedledum et Tweedeldee.
Alice, quelle charmante demoiselle ... je lui ai fait mon plus beau sourire.
Nous allions prendre le thé chez le chapelier fou avec le lièvre de mars. Je suis complètement déphasé. Aucun repère, pas une odeur familière.
Me suis effacé comme d'habitude, je réapparais normalement sans problème. Mais là, trou noir et me voilà dans une forêt qui n'est pas la mienne. Pas du tout la même végétation, des ronces partout, pas la moindre fleur, pas de vert, ni de plantes rares ni de papillons. Juste une forêt menaçante. Pas âme qui vive. D'après mes connaissances, je crois savoir où je suis. Une forêt d'ogres gloutons, de bottes de sept lieues, de sorcières maléfiques.
Pas la moindre trace d'une fée bienfaisante.
Je préfère jouer au croquet avec la dame de cœur, même si elle coupe les têtes un peu facilement.
Je dois absolument me sortir de là.
J'ai du mal à bouger, suis un gros matou flemmard qui manque d'exercice. Apparaître disparaître c'est très simple et ne demande aucun effort physique. Juste un peu de concentration.
Voyons voir, pas facile de se frayer un passage au milieu des ronces inextricables et du bois mort.
Un vague sentier se dessine envahi par des chardons, il est bien là.
éniblement je m'y engage, au point où j'en suis, je vais bien arriver quelque part. Je traine ma bedaine... J'avance avec peine, mes pattes n'ont pas l'habitude, mes coussinets pleins d'épines me font mal.
Je pourrais disparaître, pour me retrouver où ? Je nage dans l'inconnu.
Soudain, une silhouette svelte élégante me fait face .Un chat en cuissarde. Il m'enjambe alerte. À peine un regard.
- Je suis pressé vieux …
Il file.
- T'es sur la bonne route.
Qu'en sait-il ? Il me connait ?
Pas le choix de tergiverser, je continue ... Le sentier s'améliore, bordé de fagots de brindilles.
Je reprends espoir, vais-je retrouver ma forêt ?
Au milieu d'une clairière j'aperçois une maison on dirait un dessin.
Chatoyante, elle a des couleurs acidulées. Je m'approche des volets en pain d'épice... C'est parfait, j'ai faim.
Moëlleux le pain d'épice.
Je croque, je croque tant pis pour ma bedaine...
Grande fatigue soudaine, je m'écroule sur le paillasson en barbe à papa...
Derrière un arbre, on m'observe, aucune bienveillance je le sens.
Il est temps de m'effacer en douceur, la sorcière n'aura pas son civet... Hansen et Gretel viennent de s'échapper.
Elle fulmine.
Le lapin blanc s'est arrêté, il regarde sa montre, le chat du Cheshire a disparu, tout le monde s'affole.
Le lièvre de mars est déjà installé et discute avec le chapelier fou autour de la table, ils sont inquiets.
Au loin Alice s'avance, dans ses bras le chat du Cheshire qui a retrouvé son sourire, à ses côtés les jumeaux, tout le monde est à l'heure pour le thé.
04 - La nuit, je me réinvente
Joëlle Fallot
La nuit vient de tomber, une nuit sépulcrale, « noir de fumée » sans aucune étoile. Plus aucun bruit sinon le léger cliquetis des bateaux de pêche qui se frôlent au rythme de la mer. Ils sont partis !
Je suis allongé sur le sable, noir lui aussi. Ma jambe me fait souffrir, je perçois une large entaille ensanglantée sur mon haut de chausse. Je ne les ai pas vus arriver. Je n’ai rien pu faire, ils étaient trop nombreux.
La tête me tourne. Maudite violence ! Je n’ai que ce que je mérite ! Pourquoi en suis-je arrivé là ? Il ne se passe pas de jours sans que je provoque des rixes, des duels… Je suis allé au tribunal nombre de fois, j’ai aussi testé la prison. Mais rien à faire, je recommence. La violence me dévore. Jalousie, envie, orgueil sont ancrés en moi et nourrissent inlassablement cette colère. Je diffame, j’écris des propos grossiers, j’insulte. J’adore me servir de mon épée, je la porte avec arrogance, défiant sans vergogne quiconque ose me faire de l’ombre. J’y prends grand plaisir, risquant à chaque fois ma vie ! Je défie la mort !
Et pourtant je la bénie cette violence ! Judith, Marie, Lucie, Lazare, Jean et tant d’autres… N’est-ce pas grâce à elle que vous avez pu exprimer tant d’intensité dramatique, montrer tant de mouvements de l’âme ? Vos visages de souffrance, vos terreurs, vos agonies, vous les devez à mon agressivité, à ma colère. Vous avez fait de mes tableaux des œuvres puissantes, ils m’ont apporté la gloire et nourri mon orgueil ! Je vous dois la protection que m’accordent nombre de grands de ce monde, le succès que je rencontre auprès de tant d’artistes. Je deviens un modèle.
Je ressens une urgence inexplicable à creuser ma mémoire, à analyser mon passé pour arriver jusqu’aux racines de cette fureur, de cette hargne qui jaillit jour après jour sans que je puisse la terrasser. Mais pourquoi cette urgence ?
Dois-je chercher une réponse dans mon enfance ? Les morts prématurées de mon père et de mon frère alors que je n’avais que six ans ? Ont-elles engendré une révolte latente qui ne s’est déchainée que beaucoup plus tard ? Est-ce la frayeur de la peste ? Elle faisait succomber tant de personnes aimées. Mon adolescence et mes premières années d’adulte ne furent-elles pas studieuses et paisibles ? Le dessin, les techniques picturales, les œuvres de mes ainés… Ils étaient mon seul univers ! Ma mère ou mes maîtres eurent-ils à se plaindre de moi ? Non, non, je ne crois pas.
J’ai chaud, j’ai froid. Mes membres ne réagissent plus. Je n’ai jamais vécu une telle sensation, même après mes bagarres les plus violentes. La nuit napolitaine semble ne jamais finir. Je n’entends plus le cliquetis des bateaux : la marée doit être basse. Ou est-ce moi qui ne peux plus l’entendre ?
Les pensées se précipitent, se bousculent dans ma tête. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Des images défilent, les contours sont flous ! Une façade, oui, une façade d’église ! Des statues de rois ! Puis plus rien ! Où suis-je ? Ma mémoire lutte, s’obstine ! Une chapelle… des tableaux… une grande souffrance… un martyre. Aucun doute ! C’est Rome ! Rome et son cadeau empoisonné : la renommée ! Une renommée trop rapide ! Tout revient à ma mémoire. L’orgueil sommeillait en moi, il a jailli me détruisant tandis que je détruisais sans scrupule mes concurrents, ceux qui me provoquaient. Mon épée devint un troisième bras. Je gis seul sur cette plage. C’est à mon épée que je le dois. Cette épée, symbole de mon ascension. Et objet de ma perte !
Je ne ressens plus rien. Mon obstination à disséquer mon passé a eu raison de mes dernières forces. Vais-je mourir seul sur cette plage, une étape vers mon salut ? Où sont donc mes protecteurs, mes admirateurs, ces femmes que j’ai tirées du ruisseau et que j’ai magnifiées ?
Tout se brouille dans ma tête… je sombre… non, je flotte… Je ne sais pas, je ne sais plus… Que se passe-t-il ? Je chancèle ! Impossible, j’étais à terre ! Je perçois des ombres ! La nuit est moins noire. On parle bas. Des mains tâtent ma poitrine ! J’entends des soupirs. On me soulève, on me transporte. Vers où ? Le Paradis ou l’Enfer ... ?
05 - Calypse à la surface du temps
Jean-Louis Métivier
Les garçons commencent vraiment à m'embêter pour ne pas dire le mot “emmerder”.
Tous les jours ils viennent me voir. Que je sois seule ou non.
Souvent, c'est un garçon seul qui m'aborde, un des classes supérieures à ma 3ème, il me sourit niaisement, engage la conversation, me fait des compliments sur ma beauté supposée et essaye de me proposer un rendez-vous en dehors de l'école, pour un cinéma, un pot dans un café ou une balade dans le parc voisin de l'école, avant de rentrer chez moi.
Ma réponse est non, gentiment d'abord si la demande est polie, fermement s'il y met trop d'insistance en tournant les talons.
La dernière fois c'est Diego, il me poursuit et insiste encore une dernière fois, mais là je ne réponds plus et il est bien obligé d'abandonner sa quête.
Chloé me dit, tu en as de la chance toi, il est mignon pourtant Diego avec sa mèche brune qui lui cache l'œil droit, j'aimerais bien qu'il me demande d'aller au cinéma avec lui, qu'est ce que tu n'apprécies pas chez lui ?
Et je suis obligée à chaque fois de me justifier ou de donner des raisons particulières, vraies ou inventées.
Si elle l'aime tant que ça ce Diego, elle n'a qu'à aller lui dire.
Sidonie me dit que j'ai bien fait, que c'est tant pis pour Diego, il est nul, on le voit venir avec ses gros sabots, mais c'est vrai qu'il est plutôt mignon, j'aime bien sa démarche de distrait qu'il se donne, l'air de rien.
Sophie elle ne dit rien, mais je vois bien qu'elle me regarde avec envie, elle aimerait que Diego vienne la voir, elle n'est pas très belle, avec ses cheveux tirés blonds et son maquillage grossier, mais elle est pourtant adorable avec son petit nez en trompette, et quand elle rie, toute la classe la suit, et s'esclaffe avec elle, elle est très timide mais tellement sensible que c'est tout son corps qui rie. C'est ma préférée avec Chloé.
Tous les jours, qu'il vente ou qu'il pleuve mais le plus souvent quand le soleil met sa lumière sur tous les visages, les garçons sont entreprenants, je ne sais pourquoi, je ne suis pas la seule à être taquinée par leurs assauts mais quand même j'ai l'impression qu'ils m'en veulent un peu trop.
C'est comme si j'étais en haut de la tour de mon château en plein moyen âge ou conte de fée, m'ennuyant en filant de la laine ou rêvant au prince charmant et qu'il n'y ait rien d'autre autour, seulement moi. Tous en bas, en train d'escalader les murailles ; qui à l'aide d'une échelle, qui par un autre moyen ingénieux et tous se bataillent pour être le premier à arriver en haut de ma tourelle, au bord de la margelle de ma fenêtre pour me compter fleurette…
Moi ce qui m'intéresse ce n'est pas les “galants”, ce qui me fait rentrer plus vite de l'école, c'est la lecture.
J'ai un conte et légendes à finir sur le thème des châteaux de la Loire et plus précisément celui de Beauregard avec ses jardins enchantés et ses cuisines aux cuivres étincelants, rien ne me fait plus rêver et vivre vraiment que ce décor et cette histoire d'un autre temps, à l'étage la galerie de 240 portraits de personnages illustres de l'époque m'enchante, je suis l'un d'eux ou d'elle.
Je ne suis pas née à la bonne époque, la technologie m'ennuie, tout va trop vite, pas le temps d'apprécier un chant d'oiseau ou la couleur du soleil à son lever ou encore les forêts environnantes avec leur mythologie et êtres merveilleux, se poser, respirer calmement, tout doucement.
Je m'allonge sur mon lit sans enlever la couverture, bien adossée à mon oreiller de plume d'oie, bien au chaud je plonge dans l'histoire, je reprends mon rôle interrompu de fée, de sorcière maléfique ou d'aventurière.
Là j'existe enfin, je suis dans mon univers fantastique, embarquée dans une aventure extraordinaire, loin des réalités du 21e siècle. La magie opère au quart de tour, je suis vite transportée dans la peau du héros ou de l'héroïne du moment, je n'existe plus en tant que Calypse du lycée St Augustin Thierry de Blois, je deviens Alexandre le Grand, Cléopâtre, Vercingétorix, Merlin l'Enchanteur ou Mme Mim, un des sept nains ou Blanche Neige…
Tout s'efface, au fil des mots que je lis, des phrases des chapitres parcourus, qui petit à petit me font devenir une autre, une actrice au rôle magique, une déesse mythologique, une serveuse dans une auberge, une esclave au temps des pharaons ou des romains.
Il m'arrive aussi de devenir un homme fort et impétueux, un dieu romain ou gaulois qui décide pour toutes ses créatures soumises. Un chef de tribu, un sorcier, un homme des cavernes qui chasse le mammouth et découvre le feu.
Les pages du volume tournent à une vitesse hallucinante, le temps n'existe plus, on frappe à la porte, ça y est, c'est l'heure de descendre pour le diner.
Je quitte mon douillet cocon à regret, je mets une marque dans mon livre pour le reprendre sitôt le repas avalé.
Une bise sur le front de papa et une autre sur la joue de maman et hop, me voilà remontée dans ma chambre où je reprends illico ma lecture.
Ne lis pas trop tard Calypse me crie-t-on de la salle à manger.
Oui d'accord maman, promis, je dis.
Je me blottis dans mon nid douillet, et je commence à rêver.
Ma journée n'existe plus, fini les garçons qui me taquinent, je suis enfin celle que je veux être.
A chaque livre c'est un personnage différent dont je prends la peau, je suis une autre, une super héroïne ou une séductrice de renom.
On me déteste ou m'adore, j'ai le droit de vie et de mort sur certains de mes contemporains, je fais de la politique, je suis une sportive et guerrière amazone, ou Thor le dieu au marteau magique.
Les heures passent dans ma chambre à vitesse grand V, il est bientôt minuit et je n'ai toujours pas sommeil emportée par le fil de l'aventure merveilleuse dont je suis le principal personnage.
Je finis par m'endormir et le livre me tombe des mains, je le retrouve au matin au pied de mon lit.
Il faut reprendre le chemin de l'école, vivement ce soir le moment de connaître la fin de l'histoire.
06 - La nuit, je me réinvente
Julie Crosnier
J’ouvre les yeux. C’est la nuit. J’ai dormi tout le jour. C’est l’heure.
Seront-ils là ? Pourquoi cette nuit ? Pourquoi cette envie ? Ce besoin ? Qui suis-je pour le faire ? Personne n’a osé, pourquoi moi ?
Tant de questions me rongent. Nerveuse, excitée, impatiente ?
Ouvrir les yeux quand les autres les ferment, voilà mon quotidien. Ce n’est pas un choix, c’est ma vie. D’autres l’ont choisie.
Cette nuit, c’est moi qui choisis. Une folie ? Sans doute. Mais il me faut savoir.
Je sors par la fenêtre, sans bruit. Personne ne doit m’entendre ou me surprendre. Quelle excuse trouverai-je ?
L’obscurité a déployé ses ailes sur la ville à cette heure tardive et ne laisse deviner que les silhouettes des monuments. Un paysage de dentelles se laisse capturer. Les voûtes sculptées du palais, les hautes tours cylindriques, les larges fenêtres et leur feuillage moulé. Je saisis l’instant dans ma mémoire.
Je me faufile sur les toits tel un félin. La fraîcheur nocturne et le silence assourdissant m’envahissent. Un vent glacial s’empare de moi mais je ne tremble pas, cela fait longtemps que j’ai appris à dompter les sensations. Le froid ne m’atteint pas. Quelle sensation m’atteindrait ?
En quelques minutes, j’ai quitté les toits et laissé la ville. L’immense forêt se dresse devant moi. Ce n’est pas le moment d’avoir peur. Des géants centenaires semblent m’avaler.
Mes yeux s’habituent peu à peu à cette nouvelle noirceur. Aucune lumière humaine ne vient troubler le calme des bois. J’avance d’abord à tâtons, effleurant l’écorce de chaque arbre du bout de mes doigts puis mes pas deviennent plus sûrs. Zigzaguer au milieu de ces colosses, un jeu d’enfants.
Ma démarche est encore trop humaine je fais craquer chaque branche, chaque feuille. Même les chouettes semblent s’agacer de l’intrus que je suis. Si je ne veux pas que mon excursion soit vaine, je vais devoir être plus prudente.
Faire un avec la nature. Écouter et devenir ces bruissements nocturnes.
Un bruit de sabots, un hululement, un hurlement lointain. Un canard, ses ailes sur le lac. Une grenouille qui lui répond. Mes pensées se perdent…
Je reprends ma lente avancée. Déposer délicatement le talon sur le sol et veiller à faire le moins de bruit possible. La clairière est encore loin et je n’ai pas le droit à l’erreur. Finies les distractions. Je dois me concentrer. Inspirer profondément, laisser l’air pénétrer les poumons et recommencer.
Pas après pas.
Je ne suis plus qu’une ombre.
Le mulot qui passe sous mes pieds ne s’occupe même pas de moi.
Je suis devenue invisible aux yeux du peuple de la nuit.
Furtivement, je poursuis.
La clairière est là devant moi.
J’ai réussi !
La lune n’est pas encore à son zénith, il me reste quelques minutes... Je me cache derrière un épais buisson et j’attends. Que vais-je voir ? Seront-ils là ? Une flamme danse au loin et s’approche doucement. Je retiens ma respiration. Je calme le moindre mouvement de mon corps. Tapie dans le noir, je disparais.
La lumière n’est plus qu’à quelques pas de moi mais je ne parviens pas à les distinguer. De hautes fougères obstruent la vue. Je concentre mon regard et écarquille les yeux pour essayer …
De voir ! Au lieu d’avoir une vision nette, je vois de moins en moins bien. Du brouillard ? Non le ciel est clair. Je cligne des yeux … plus rien. Le noir complet et un silence total.
Pour la première fois, la peur s’empare de moi. Un frisson parcourt mon corps. Comment ? C’est impossible. Après tout ce temps, ces efforts... Mes pensées s’embrouillent. Je ne devrais rien ressentir.
Ne pas bouger. Viens nous rejoindre. Ne pas se faire remarquer. Nous savons que tu es là. Ignorer. Viens danser avec nous.
Un souffle sur ma nuque. Ignorer. Ignorer. Ignorer. Un nouveau spasme. Plus fort. Je frissonne. Un fourmillement qui descend le long de la colonne. Je ne tiens plus. Un tremblement incontrôlable s’empare de mon corps. Je sens mon cœur battre dans mes tempes.
Le silence se rompt.
Petit animal caché,
Nous t’avons débusqué.
A vouloir nous voir
Tu as fini dans le noir
Retiens bien la leçon
La prochaine fois ce ne sera pas la même chanson….
Un rire strident suivi de dizaines d’autres. J’ai l’impression d’être encerclée. Les pas se rapprochent. Je sens un nouveau souffle sur ma nuque. Je suis pétrifiée. Mes muscles ne me répondent plus. Une douleur indomptable déchire tout mon corps comme si tous les os se brisaient.
Un cri bestial s’échappe de la forêt…
Un flash.
J’ouvre les yeux. Une sensation étrange. Mon lit ? Mon lit !
Encore ce rêve. Pourquoi toujours ce rêve ? Je ne vais jamais au bout. Je... Je... j’essaie de me souvenir mais tout semble s’effacer.
La forêt... et plus rien...
Pourquoi la forêt ? Pourquoi à chaque fois tout s’estompe et disparait.
Et pourquoi vouloir les voir ? Les ? Qui ? Quoi ?
Une douleur dans la nuque. J’ai le corps tout engourdi. Je m’étire et passe mes mains dans mes cheveux. Une feuille prise dedans.
Une feuille d’où vient-elle ? La forêt ? Mon rêve ? La réalité ? La forêt ?
Tout tourne.
Non, c’est impossible. La forêt la plus proche est à plusieurs dizaines de kilomètres. Je n’ai jamais été somnambule.
J’ai chaud. J’ai froid. Un frisson. Une douleur au creux de la poitrine. Je dois me calmer. C’est n’importe quoi. Un rêve. Un songe. Une hallucination. Un onirisme...
Et si tout était vrai ? Il faut arrêter de penser. Il est tard. Bientôt minuit. Il faut dormir. Demain est une longue journée. Je perds la tête. Mes pensées s’emmêlent.
Et si... si ? Non, non c’est impossible. Eteindre les pensées parasites.
Compter comme dans l’enfance. Un mouton passe la barrière. Non, ce n’est pas possible. Je dois me concentrer. Deux moutons passent la barrière. Trois moutons. Quatre. Cinq. Dix. Cent. Rêver les yeux ouverts. Mille. Vivre un rêve éveillé. Mille et un... Rejoins-nous...
J’ouvre les yeux. C’est la nuit. J’ai dormi tout le jour. C’est l’heure. Encore ce rêve…