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Atelier d'écriture en ligne de février avec Audrey Gaillard,
La parole me sauve
Atelier d'écriture #01
Les textes des participants
01 - La parole me sauve
jean-Louis Métivier
Je suis dans du coton, tout est blanc ici, comme au paradis, je flotte sur un nuage. Ou mieux je vole sur un tapis magique au pays de Shéhérazade, j'espère que je ne vais pas rester ici mille et une nuits.
La jeune femme qui me parle doucement me demande si j'ai mal, je lui fais voir mon genou douloureux. Un bleu énorme cache mon articulation blessée.
La dame en blanc me dit que le voisin a appelé les secours immédiatement.
Aucun son ne sort plus de ma bouche. Je ne suis pas sure d'avoir eu le temps de crier au moment du choc frontal. Depuis l'accident, plus de voix. Par contre j'entends très bien.
Elle me rassure et me dit que ça va bientôt revenir, c'est souvent le cas lors d'un accident, c'est un choc post traumatique.
Je préfèrerai qu'elle me branche le poste de télévision, mais je ne sais comment lui demander.
- Tu veux que je te raconte une histoire ou tu veux regarder la télé ma petite ?
Je lui fais voir avec mon doigt, l'écran fixé au mur.
- Quel est ton prénom ?
H-A-Z-A-D-E je griffonne sur sa tablette.
- Tu t'appelles Hazade, et ta maman, où elle travaille ?
Je dessine un balai avec une dame et un tas de poussière.
- Ah elle fait des ménages ta maman, je vais la prévenir, elle va bientôt passer te voir ma chérie. Le docteur va t'ausculter dans quelques minutes, tu veux un jus d'orange ?
Je lui fais signe que oui de la tête.
- Reste tranquille, Hazade, je vais te chercher ton verre. Regarde le dessin animé en attendant.
La jolie dame s'en va et ferme doucement la porte, le dessin animé qui s'affiche sur la télé du mur est un Tom et Jerry, j'adore la petite souris, toujours plus futée que le chat Tom à qui il arrive tout un tas de blagues.
Mon genou me fait moins mal maintenant, mais pourquoi suis-je ici, j'aimerais bien parler et poser toutes ces questions comme d'habitude.
Pourquoi je ne peux pas articuler des sons ? Je vais essayer de crier pour voir.
Non rien ne sort, je vais demander des bonbons au miel, comme ceux que me donne maman.
La souris a réussi à prendre le morceau de fromage sur la tapette, elle se régale.
Au milieu de l'histoire la porte s'entrouvre, c'est un monsieur tout en blanc aussi qui rentre.
- Bonjour Hazade, je suis le docteur Marcus, comment vas-tu ?
Je hausse les épaules et lui fais voir mon genou toujours aussi bleu.
- Ah oui, et tu ne veux pas me parler plutôt ?
Je lui fais comprendre par mime que je ne peux sortir un son de ma bouche.
- Tiens c'est bizarre, tu ne peux plus parler, aurais-tu oublié tes cordes vocales sur ton vélo ?
Je hausse encore les épaules en signe de désappointement.
- Hazade, fais moi voir cette gorge, ouvre grand la bouche s'il te plait.
J'ouvre le four en grand pour Marcus, il doit vouloir regarder si quelque chose ne bloque pas mon timbre de voix.
- Je ne remarque rien d'anormal, souffle fort, je vais écouter tes poumons avec mon stéthoscope sur ta poitrine, attention il est un peu froid.
Mais pourquoi veut-il écouter mon souffle, c'est au genou que j'ai mal…
- Hazade, tout est OK au niveau respiratoire. Je vais chercher mon collègue qui s'occupe des petites filles comme toi, c'est Ali, tu vas voir il est très drôle. À tout à l'heure.
Marcus referme la porte, Tom vient de se prendre une boule de bowling sur la tête, il est maintenant tout aplati, mais il s'en sort toujours. J’attends avec impatience la venue de Ali, j’ai bien envie de rire avec quelqu'un de vrai.
3 épisodes de Tom et Jerry après, un “toc toc” se fait entendre, personne ne répond, “re-toc toc” et après 5 secondes la porte s'ouvre.
Ali en blouse blanche sourire aux lèvres articule un joyeux :
- Bonjour Hazade.
Il est fort étonné, je ne lui réponds pas.
Le docteur s'approche de moi et vient poser sa main sur la mienne.
- Pourquoi ne parles tu pas Hazade ?
Je lève mes mains au ciel, mes lèvres ne bougent pas.
- Et ton genou, tu as moins mal ?
J'annone un “Heum”.
- Tu sais Hazade, dès que tu marches, on refait un petit tour de vélo dans le parc ensemble, tu veux bien ?
Je fais un signe vertical de la tête.
Ali, on dirait un prince des mille et une nuit, je volerais avec lui sur son tapis magique.
On survolerait la maison de maman et je lui ferais coucou avec ma main, elle ne me remarquerait pas, alors Ali crierait bien fort pour qu'elle nous remarque.
Ça y est, elle nous verrait, elle nous ferait un grand coucou avec des mouvements de bras.
Ce serait confortable un tapis magique, il ondulerait, on ne sentirait pas le vent ni le froid, ça pourrait aller très vite.
Ali, il conduirait très bien, il aurait eu son permis de voler à Bagdad.
Il m'emmènerait en direction de l'Est, l'Orient mystérieux et coloré.
Il serait capable de réaliser de beaux loopings et nous ne tomberions pas.
On survolerait le lac de Genève, tout doucement, comme pour observer le grand jet d'eau au bord de la capitale. Et on volerait, on volerait tous les deux. Mon prince et moi, pour toute la vie, on s'aimerait…
02 - TA VOIX TE SAUVERA
JULIE CROSNIER
Deux minutes. Il ne reste que deux minutes pour que cet enfer se termine. La pendule affiche les secondes. Une minute. Rien qu’une petite minute. De minuscules cris, à peine audibles. Les derniers. Dix secondes. Neuf secondes. Huit secondes. Sept secondes. Six secondes. Cinq secondes. Quatre secondes. Trois secondes. Deux secondes. Une seconde…
« Nous sommes une vingtaine de personnes dans la salle. Tous d'âges différents. Tous, nous avons reçu un drôle de message vocal qui disait “ Le silence est d'or, la parole est d’argent. Serez-vous le dernier ? “ .
Un nouveau concept pour gagner de l’argent. Devenir riche en parlant. Facile.
Je suis installé debout face à une tablette comme les autres candidats. Sur celle-ci un téléphone. La salle est vide à l’exception d’une horloge et d’un haut-parleur. La seule ampoule qui éclaire la pièce est d’un blanc froid comme les murs.
Les personnes autour, je ne m’en occupe pas. Nous sommes les uns contre les autres. L’homme est un loup pour l’homme. Je ne suis là que dans un but...
Le silence s’installe. Une voix sort du haut-parleur et donne les consignes suivantes : “ Vingt-quatre heures pour parler ou se taire à jamais. ” On nous a ensuite demandé de prendre les téléphones et de ne plus raccrocher quoi qu’il arrive. Un compte à rebours s’est affiché sur les tablettes. Le haut-parleur a donné l’ordre de parler. “ Le silence est d’or, la parole est d’argent. ”
Ensuite, la première heure s’est vite écoulée. Je parle dans le vide, avec le téléphone à l’oreille sans interlocuteur. Au bout d’un moment, je vois une personne se taire et s’effondrer. Je continue à parler sans m’arrêter. De quoi ? De tout, de rien. Juste pour tuer le temps. Deux heures après plusieurs autres tombent. Je continue à parler. Au bout de douze heures, on est plus que dix. J’ai juste compté. A vingt heures, on est huit. Je continue à parler. Les autres, je ne sais pas. Je ne m’occupe que de moi. Ah si, une fille s’est mise à pleurer. Elle n’a plus de voix. Elle tombe la sixième. Quand vous êtes arrivés, on était combien ? Trois ou quatre. Je ne sais plus. Ce qui s’est passé ? Je pense avoir gagné. J’ai tenu les vingt-quatre heures. »
« Je suis arrivée à l’adresse indiquée. On m’a bandé les yeux. J’ai commencé à avoir peur. Quand j’ouvre les yeux, il y a vingt personnes. Des hommes et des femmes. Je les regarde tous. Je vois dans leurs yeux une sorte de sympathie. Tous ? Non la plupart. Un d’eux. Un homme qui est à ma droite, trois personnes plus loin, il semble impassible face à cette ambiance angoissante. (Pause) J’ai l’impression de le connaître mais il fuit tous les regards. Nous sommes tous devant des tablettes, comme si nous attendions notre jugement. La lumière est aveuglante... (tremblements – voix qui se casse) Je suis désolée... en parler... c’est difficile.
(Grande respiration) La première heure, ça a été. Tout le monde parle dans son téléphone sans personne au bout. On se croirait dans un dialogue de sourds. Je n’aurais jamais pensé que parler serait aussi difficile. Et après... c’est devenu horrible. Je m’en souviendrai toujours. L’horloge affiche une heure, trente-huit minutes et dix secondes. Oui c’est très précis. La première victime s’effondre. Un homme assez âgé, il a une quinte de toux et plus rien. Un cri retentit à côté de lui et la femme qui vient de le pousser s’écroule à son tour. Des dominos maudits. Je comprends à ce moment que se taire juste un instant, c’est mourir.
Les heures suivantes... (Sanglots étouffés) je parle sans relâche. Ma gorge est sèche, je voudrais tousser ou boire...rien qu’une gorgée. Mes jambes flageolent. Je suis un pantin entre les mains de la mort. Le brouhaha est intenable. Je n’ai jamais eu aussi peur du silence. Je ne pense pas m’en sortir. Les deux dernières minutes. Ce sont les pires. Nos voix ne portent plus. Un murmure comme un fil de vie.
Je n’ai rien vu. J’ai fermé les yeux rapidement. Voir le désespoir et la terreur sur le visage des autres, je ne peux plus. Ce qui se passe. Je ne sais pas. J’entends les corps s’écouler. Je ne peux plus les voir. Cette souffrance... C’est inhumain.... Pourquoi moi ? Pourquoi nous vingt ? Je ne sais pas ? Je ne comprends pas...
Les autres, je ne les connais pas, enfin ils ne me semblent pas familiers (moment de réflexion) ... A part cet homme... Oui celui qui fuit les autres. Lui, je suis sûre de l’avoir déjà vu. Ce regard glacial. On ne l’oublie pas.
Je m’en suis sortie. Je ne sais pas comment. Je... je ... je suis épuisée. Est-ce que je peux partir ? »
Il ouvre le journal avec un rictus : « Jeu macabre : Le silence est, dors ! La parole est d’argent. » Parler pour ne pas mourir : étrange jeu auquel ont été contraints de participer vingt personnes.
Les policiers ont découvert seize corps dans une salle sans caméra. Tous, un téléphone brisé à côté d’eux. Les survivants ont été interrogés. Voici la déclaration de l’inspecteur de police en charge de l’enquête : « Cette froideur, cette mise en scène. Tout est calculé. Au vu de la théâtralisation, l’assassin était dans la salle. Un psychopathe calculateur et froid. Il voulait voir de ses propres yeux et se délecter du désespoir de ses victimes. L’enquête est en cours pour déterminer les motivations du tueur. " »
Il referme le quotidien et prend son téléphone :
- Bien joué, personne ne te soupçonne. Tu as bien fait d’intégrer à ce jeu cet homme. Il est le parfait meurtrier.
À l’autre bout du fil, une voix féminine éclata d’un rire cynique :
- Je te l’avais dit. Je suis une vraie tragédienne ! Ils t’ont laissé pour mort sans décrocher leurs téléphones, leurs téléphones les ont menés à leur mort.
03 - MAUVAIS DIMANCHE
AGATHE LOULA
Qui dit être debout à 9h du matin un dimanche, dit mauvais dimanche. Qui dit grasse mat’ et ptit-dej à midi, dit bon dimanche. Et là, moi, assise sur mon canap’ à 8h30, je passe un mauvais dimanche. J’ai rien de prévu. Pas de repas familial chez Tati Claude, pas de messe à 11h, pas de gros dossier à rendre demain, rien. Juste la cuite de la veille à passer. Et mon foutu réveil à régler la semaine prochaine. J’aurais pu rester au lit, mais quitte à être réveillée, autant que ce soit devant ma télé, emballée dans mon plaid, un bol de chocapic sur les genoux, la Pat’Patrouille à fond, avec le chat qui ronronne étendu sur le coussin à côté. Pour autant, tout ça ne me fait pas oublier la gueule de bois qui me lance. Même la Pat’Patrouille devient incompréhensible, même les chocapics ont mauvais goût, même le plaid ne suffit pas à me réchauffer. Si seulement je pouvais l’oublier, cette douleur qui tambourine dans ma tête. Attends. Qui tambourine ? Hein ?
Je me réveille en catastrophe. Le bol est explosé au sol, les céréales barbotent dans le tapis, le chat boit le lait et de grands coups se font entendre. Les tambourinements. On tente de défoncer la porte. Elle n’est pas loin de céder d’ailleurs. La panique monte. La vue brouillée et le corps lourd, je sors du plaid, enfile à la va-vite mes chaussons et cours jusqu’au couloir. Arrivée sur le palier, pas le temps d’atteindre le judas, je suis projetée au sol. Et sans que je puisse bouger, deux hommes, cagoules et combinaisons noires, pénètrent chez moi. Le plus grand me saisit par les cheveux, me plaque contre le parquet et m’hurle de la boucler si je veux rester en vie. J’obéis, les larmes montantes. Il me soulève ensuite par la taille et rejoint son collègue dans le salon où une chaise a été placée en son centre. Putain, ils vont me faire quoi ? Pas le temps de se demander qui ils sont, pourquoi ils sont là, la peur prend le dessus sur la raison. Il me laisse tomber sur le siège, lourdement, me plaque les bras derrière le dossier et commence à me les nouer avec la corde rêche qu’il vient de sortir de son sac. L’ambiance est lourde, seule leurs respirations fortes, mes sanglots et le générique de Bob l’éponge se font entendre. J’ai jamais aimé Bob l’éponge. Et je vais mourir sur ça. Mauvais dimanche. « C’est bien toi Sarah ? » Quoi ? Le deuxième, celui qui m’a ligotée, enchaîne. « C’est toi salope ou pas ? » Première gifle. Ma joue chauffe, mon cœur se met à pulser, les larmes coulent. Je réplique, la voix tremblante. « Tu lui veux quoi à Sarah ? » Un soupçon de stupeur traverse leur regard. J’ai fait mouche. « Attends t’es pas Sarah ? Putain Jy ! C’est pas elle ! Oh mamamia Jy c’est pas elle ! Mais nom de Dieu on a fait quoi ? On va faire quoi ? Putain Jy ! » C’est moi où il panique le bougre. Le plus calme souffle, regarde son comparse geindre en tournant en rond et me dit :
- Elle est où ?
- J’en sais rien.
- C’est qui pour toi ?
- Une voisine, sans plus.
- Une voisine ? On est pas au 53 rue du Moulin ?
- 53 bis. Chez moi c’est le 53 bis rue du Moulin.
Abrutis. Il recule, cherche son collègue du regard, fait un demi-tour avant de le voir dans le coin de la pièce, se frappant le crâne sur le mur blanc. Merci mec mais j’ai pas besoin d’un revêtement rouge en fait. Le tas de muscle l’attrape par l’épaule et le retourne. Il semble tenter de le calmer en murmurant quelque chose d’inaudible. Leurs épaules commencent à bouger en rythme, leurs respirations accélèrent. Ils font des techniques de respirations les cons ! Ils se rapprochent, d’une démarche souple et rapide. Je tente, nerveusement de leur poser des questions, je veux en savoir plus. Le plus petit déballe son sac, d’une voix aiguë qui me cingle les tympans. Je n’entends pas tout, concentrée sur le second, qui me scrute du regard. Seul le mot « vengeance » me parvient. Il est arrêté par son compagnon au bout de quelques secondes, une éternité quand tu es ligotée à une chaise dans ton propre appartement avec deux inconnus cagoulés et une porte éclatée.
- C’est quoi ton nom ?
- Clara.
- Adieu Clara.
J’acquiesce en silence tandis qu’il sort un couteau pour défaire mes liens.
- Ne bouge pas avant qu’on soit parti. Tu bouges, t’es morte.
Nouvel acquiescement. Ils reculent jusqu’au couloir avant de passer la porte et dévaler les escaliers en courant. La porte du hall claque, les moteurs de leurs motos rugissent, ils ne sont plus là. Je souffle fort. Je dois me barrer. Ils vont pas tarder à comprendre. Ils vont revenir. D’une minute à l’autre. Ils ont peut-être déjà compris. Je dois me barrer. Et vite. Très vite. Parce que Sarah, c’est moi. Et que cette fois, je vais morfler.
Y a pas à dire, mauvais dimanche.
04 - LA PAROLE ME SAUVE
ANONYME
Depuis l’enfance, j’aime bavarder.
D’abord c’était avec mes amies Annie et Claire sur le chemin de retour de l’école primaire: comme la durée du trajet ne suffisait pas à étancher la soif de nos discussions, on se raccompagnait mutuellement jusqu’au moment fatidique de 18 heures. Bavardages sur de multiples sujets, la journée de classe qui venait de s’écouler, celle du lendemain, le travail à effectuer à la maison, la maîtresse, les autres camarades, la cantine, la récréation, les vacances, nos familles...
« Tu as su faire le problème de calcul ? La maîtresse a été trop sévère. Le déjeuner était bon aujourd’hui. Où pars-tu en vacances ? Ma tante m’a acheté un déguisement. Mon petit frère est malade, je voudrais bien aller chez mes cousins...» Tout notre quotidien en somme, de la plus haute importance bien sûr.
Je suis persuadée que c’était une seconde partie de la journée, une étape nécessaire avant d’arriver à la maison, dont je garde le doux souvenir de légèreté, de complicité et de rire, même si certainement des fâcheries ont dû se produire. Échanger sur le quotidien immédiat ou plus éloigné réconforte et rassure. Et prépare gaiement le lendemain.
Je comprends, car je le ressens encore aujourd’hui, ce besoin de raconter, questionner, partager mes pensées, mes sentiments, mes opinions, mes projets et mes souhaits. Je pense que j’étais aussi heureuse de connaître les idées de mes amies, leurs réactions face à tel ou tel événement.
J’ai continué ainsi les années suivantes, au collège et au lycée avec d’autres amies (déménagement oblige) puis à l’université et dans ma vie d’adulte. Et aussi en famille, avec mes cousins et cousines. Avec le temps, les sujets évoluent, je parlais d’amourettes, de métier futur... Je me reconnais dans cette continuité de parole en dehors du cercle de famille très proche et en éprouve encore les bienfaits.
Je suis convaincue, avec le recul, que toutes ces paroles échangées, à des moments et des âges différents, sur des sujets différents m’ont libérée.
Libérée du quotidien et de ses tâches répétitives, en exprimant mes pensées, mes opinions, en élargissant mon horizon, en confrontant mon monde intérieur avec d’autres expériences.
Alors je dois vous raconter une période de ma vie où la parole m’a même sauvée.
Arrivée à Munich, métropole du sud de l’Allemagne, pour des raisons professionnelles, je ne connais personne dans cette ville. Je trouve un logement et me rends à mon travail sans problème. A mes moments de loisir, je visite la ville, riche en parcs, monuments, musées et ses alentours. Je rencontre des sourires bienveillants, des aides, au travail et au foyer où je loge, mais je me sens doublement étrangère, par la langue, même si je comprends bien et m’exprime correctement, et par le manque de connaissance véritable des lieux et des personnes. Je ne regrette pas mon choix d’avoir quitté Paris et mes amis, mais je ressens de façon diffuse un manque, ma vie me paraît incomplète. Un soir d’hiver, je me rends à un cours d’escrime pour débutants, dans un gymnase au fin fond d’un quartier éloigné et mal desservi par le tram. La nuit, qui tombe plus tôt qu’à Paris, car la ville se situe plus à l’est, est dense.
Arrivée à destination, je demande à une jeune femme blonde et vive si je suis au bon endroit. Sa réponse affirmative et enjouée me réconforte : « Mais oui, c’est bien ici. Tu débutes l’escrime ? Pas de problème, on te prêtera l’équipement. Tu as un peu d’accent ? Tu viens de France ? Ah, Paris… » Elle me présente au maître d’armes, m’explique où emprunter l’équipement nécessaire. Mon inquiétude due à ce lieu inconnu et si éloigné s’envole comme par magie. Sa gaieté est communicative. Fleurettiste, elle s’entraîne pour les championnats régionaux. A la fin des cours, nous repartons ensemble et nous discutons agréablement. De semaine en semaine, les échanges se poursuivent. Comme si je retrouvais de façon imprévue (quel bon hasard !) si loin de chez moi mes habitudes de parler, de tout et de rien, profondément ou légèrement, en confiance et en toute spontanéité qui me relient aux autres. Chaque semaine, notre retour en centre-ville après les cours me ramène en pensées et en sensations aux retours d’école. L’émotion reste la même. La langue, loin d’être un frein, ajoute un charme supplémentaire, presqu’exotique, aux discussions en leur donnant une dimension plus large.
A d’autres moments Monika m’apprend la ville et les coutumes locales : c’est le temps du Carnaval, qui dure en réalité plusieurs semaines avec défilés et soirées, où elle m’emmène avec ses amis fleurettistes, sabreurs et épéistes, Gisela, Vera, Ingeborg, Stephan, Georg et Thomas, (j’ignorais jusque-là ces spécialités distinctes !). Moi, je lui parle de Paris, de mon métier... Et me voilà sortie de mon monde, je peux m’exprimer, questionner, m’entretenir, écouter les autres, répondre à leurs interrogations dans des lieux et des ambiances nouveaux, voilà ce que je dois vous dire aussi.
Et encore autre chose : Monika a un accent typiquement bavarois, elle roule les « r », et avale les fins de mots, car elle vient de Ratisbonne. Elle m’invite alors chez ses parents qui habitent cette ville ancienne située le long du Danube et proche de la République Tchèque. Ils m’adoptent amicalement comme ses frères : je fais quasiment partie de la famille.
Le Carnaval (« Fasching ») gagne la ville entière : dans la rue à tout moment de la journée ou de la soirée il est fréquent de voir des orchestres de rue, des enfants en poussette le visage maquillé en clown, dans le tram des étudiants, les skis sur l’épaule, déguisés de la tête aux pieds partir en fin de semaine à la gare pour aller skier dans les Alpes toutes proches... Et je découvre lors des soirées et des bals costumés le côté décomplexé et bon enfant des Munichois de tous âges et de tous styles se mélangeant avec bonne humeur pour rire, danser, discuter. Musique, costumes de toutes les couleurs, et de toutes matières, des personnages historiques, comiques, des héros de BD... tout contribue au mouvement, à une joie effervescente et communicative qui touche tous nos sens. Monika m’a prêté un joli costume de bavaroise, jupe longue bleu de Bavière, corsage blanc blousant et petit tablier brodé serré à la taille. D’abord hésitante, car il me semble être une autre, j’arrive ensuite rapidement à me mettre à l’unisson de cette vague de gaieté qui m’emporte sans plus de façon.
Alors je me sens vivante.
05 - LE DOUBLE
MARTINE CUTLER
La mer est pâle comme le soleil. Je n’ai pas d’ombre, je suis juste un double à la recherche de mon alter ego.
La plage est quasi déserte à part des promeneurs emmitouflés dans leur écharpe, le bonnet enfoncé ras les sourcils.
Plein hiver.
Je dois le retrouver absolument, lui dire ce que je n’ai jamais pu lui dire. Vital pour achever mon errance.
Des chiens se poursuivent. Ils stoppent, se jaugent, bondissent et repartent de plus belle.
Deux gosses cavalent à la frange des vagues, intrépides, infatigables, ils n’ont pas peur.
Des mouettes les survolent, elles poussent d’insupportables cris éraillés.
Je ne flanche pas, la plage est interminable. Il n’est pas loin, triste, je le sens. Que peut-on faire sans son double
Des annés sans lui, je l'ai quitté un matin je ne sais même plus pourquoi, la routine sans doute.
Le voilà, assis sur un rocher, le regard perdu vers l’océan, les genoux enserrés sur la poitrine.
Il n’a pas changé.
J’hurle pour qu’il m’entende, qu’il se retourne.
Je gesticule, il ne bouge pas.
Il faut qu’il m’écoute. Question de survie.
Avec horreur, je m’aperçois qu’aucun son ne sort de ma bouche. On entend juste le vacarme de la mer.
Je suis muet.
Glacé.
Il va rester sur son rocher, c’est foutu.
Nous ne ferons plus rien ensemble. J'étais prêt même pour la routine Me sens vide d'un seul coup.
Et moi je suis condamné à errer, double sans ombre, sans alter ego, dans une grande solitude.