01 - De l'autre côté
Olivier jacques
Le bébé est mal depuis le début de la matinée : sa fièvre est montée, il est chaud et en sueur, agité. Il n'a rien voulu avaler, même pas boire.
Une aube triste a été suivie d'un jour flasque, mou et bas, un jour sans envie, sans énergie.
La lisière de la forêt, brouillard de branches nues et grises, génère un sentiment oppressant. Les quelques flaques de neige qui n'ont pas fondu, dans l'herbe décolorée du jardin, semblent grises elles aussi.
Par la baie vitrée, je regarde les taches sombres, comme des trous, de la forêt.
Un mouvement, à peine perceptible dans la futaie, puis l'éclair fauve d'une biche qui surgit, entre les branches dénudées, s'immobilise et me regarde. Me voit-elle d'ailleurs, derrière le reflet de la vitre ? D'un bond, elle rentre dans la forêt et l'espace de quelques secondes, la tache blanche de son arrière-train oscille dans l'assemblage des troncs de chêne et des pins douglas.
En début d'après-midi, je donne un bain à température du corps au bébé.
Cela le soulage, et il retrouve un peu de tonus, gigotant de ses petites jambes rondes alors que je change sa couche. Il boit un biberon, goulument, happant l'air de ses mains minuscules en produisant son petit bruit de succion.
Enfin, il dort, paisible, son petit visage serein et lisse du sommeil, yeux clos, bouche ourlée d'un fin sourire, irréel, presque un tableau.
J'ai posé l'enfant dans le lit-parapluie, déployé dans la pièce.
Amolli par cette attente improbable, je me suis allongé sur le canapé du salon, tournant le dos à la forêt.
Une lumière blafarde, tombant de la baie vitrée, éclaire faiblement la grande pièce d'un jour qui expire.
J'ai fait du feu un peu plus tôt, et je m'enfonce dans une torpeur plus sereine, en fixant la danse des flammes, au rythme de l'éclatement et des craquements du bois sec cédant sous le brasier. Mes yeux faiblissent, papillonnent, glissement sournois vers le sommeil.
Je secoue la tête, j'essaie de rester en alerte.
Ne pouvoir tirer aucun rideau sur cette béance de la nuit contribue à mon inquiétude sourde.
J'ai renoncé aux lumières, me contentant de la lueur mouvante du feu.
Habituellement, j'aime cette pièce, assez vaste pour recevoir les deux grandes bibliothèques sur les murs mitoyens du couloir d'un côté, de la salle à manger de l'autre.
Sur le mur auquel je fais face, belles pierres apparentes, longues et chaudes, couleur sable, il n'y a pratiquement rien : à gauche de la cheminée, quelques masques amérindiens ou africains, qui prennent un aspect plus mystérieux, dans l'ombre qui gagne et le reflet mouvant des flammes sur certains d'entre eux. En pendant, à droite, une peinture sur bois, trois panneaux verticaux, étroits et hauts, un visage de femme traité à la façon du Fayoum, un regard intense et dur, un portait contemporain et pourtant immémorial.
Le silence de la maison est dense, épais, comme une matière à trancher. Pourquoi n'ai-je pas mis de la musique ? Maintenant, je n'en veux plus, porté par les grincements discrets de la maison qui vit, le feu, le bébé qui dort, et le besoin de guetter tout bruit insolite.
Mon corps oscille entre l'envie de l'abandon immédiat et apaisant, et la vigilance tendue que je sais nécessaire.
Je me lève, fais un pas pour aller à la cuisine me chercher à boire.
Et à cet instant, le mur s’ouvre… Sans un bruit, le pan à gauche de la cheminée, avec les masques, se fend d'un coup, dégageant soudain, dans une avalanche muette de moellons, une sorte de couloir sombre et profond.
Panique : ils vont arriver, ils sont là, derrière moi quelque part, déjà dans les couloirs de la maison.
D'un mouvement rapide et précis, j'emmaillote le bébé dans sa couverture.
Je jette un œil alentour, mais ne vois pas quoi prendre, mon esprit est déjà dans la fuite, et je me précipite par l'ouverture, cette plaie du mur qui donne dans ce couloir gigantesque.
Je cours, en ne me sentant pas courir, sur un sol dallé de pierres immenses. Le souffle retenu, le bébé serré contre mon torse, je longe ce conduit dont je ne sais où il me mène.
Je ne les entends pas mais je les "vois", ils sont à ma poursuite. Et j'ai peur, je me sens porté et tétanisé par l'épouvante.
Je ne comprends plus pourquoi ils me poursuivent, et toujours je n'entends aucun son, pourtant ils vocifèrent, leurs visages sont convulsés par la colère, l'âpreté de la haine, le désir de tuer. Je dois leur échapper, et je cours, comme si je flottais dans l'air.
Soudain, je déboule sur une terrasse, toujours ce calepinage de pierres énormes, et presque aussitôt, cet immense escalier.
Tenochtitlan. Tout ce que je craignais : je suis en haut de la grande pyramide du sacrifice et les guerriers aztèques sont derrière moi. Il est sûr que le bébé comme moi sommes désignés pour le sacrifice du cœur arraché.
Devant moi, les marches de la pyramide : cette pente brutale, descente dont je ne vois pas le bout. Je me lance, je les sens arriver, et je sais qu'une fois dans les degrés, ils ne pourront plus rien. Je dévale les marches, je ne vois pas bien mes pieds à cause du bébé. Soudain, je butte, je pars en avant, je lâche l'enfant qui décrit un orbe devant moi, vers le noir de la forêt, et je me sens moi aussi tomber en suivant la même courbe, au ralenti, toute ma peur s'est convertie dans cette trajectoire au ralenti.
Nuit noire et chaude, dans notre maison de la forêt.
Un hululement de chouette, amorti et lointain.
Les lambeaux du cauchemar flottent autour de moi. Nul mur ouvert, nul feu dans la cheminée, je suis dans ma chambre. Nul bébé, je suis seul ici, et venu pour écrire.
Et réparer le mur du jardin, qui s'effondre sous la poussée d'un chêne…
02 - À CET INSTANT, LE MUR S'OUVRE
JEAN-LOUIS MÉTIVIER
Nous nous retrouvons devant un mur.
Plus aucun son ne sort de sa bouche.
Alena est comme médusée, atterrée.
Moi je suis désappointé, rien de plus. J'aimerais être un passe-muraille et me retrouver de l'autre côté. Mais je n'ai aucun pouvoir extraordinaire, juste des mots pour tenter de creuser un peu sa cuirasse. Elle me sourit enfin, et balbutie un "je t'aime tu sais".
- Je sais Alena, et moi donc, je déplacerais des montagnes pour toi.
Dis moi ce qui ne va pas s'il te plait. Et quelle montagne il faut soulever.
- Je ne sais pas trop, commence par la colline là bas et place là un kilomètre plus à gauche si tu veux.
- C'est comme si c'était fait, ferme les yeux et visualise son déplacement dans ton imagination, le cerveau a des pouvoirs illimités. Je patiente quelques minutes, tu me diras quand tu seras prête.
…
- Voilà c'est fait, je peux ouvrir les yeux ?
- Pas encore, c'est à moi d'imaginer le mouvement, je me concentre, ça ne devrait pas être trop dur, il n'y a pas de rocher et de minerai lourd.
La terre profonde d'abord, tonne après tonne, la couche de surface plus légère ensuite hectare après hectare, la végétation et la faune en dernier.
Alena, as-tu bien visualisé le changement, vois-tu la colline au nouvel endroit ?
- Oui je crois, est-ce que je peux vérifier maintenant ?
- Attends encore quelques instants que la matière soit stabilisée. Les animaux doivent aussi s'habituer à leur environnement déplacé. Ça y est, je viens de vérifier, le miracle vient d'opérer, tu peux contrôler à ton tour. Qu'en penses tu ?
- Oh, c'est merveilleux Marko, comment as tu fais ?
- L'amour Alena ! Il a réalisé ton souhait, tu as caressé mon cœur Aladin. Et le vœux s'est matérialisé. Le pouvoir de l'esprit sur la matière, l'intelligence du cœur en action. Si tu avais besoin d'une preuve de l'amour que j'ai pour toi ?
- Marko, je te crois tu sais, mais quelque chose m'interdit à l'intérieur d'aller plus loin, j'ai beau chercher, je ne sais ce qui peut me contraindre. Ou je ne le sais que trop.
- Ton ancien amour pour ce "rat, ce Poutine", tu n'est pas soignée !
On ne peut sortir indemne d'une telle histoire, ton cerveau a été mené à dures épreuves.
Que tu sois en plus Ukrainienne n'arrange en rien ton destin ni celui de ton peuple. Je suis certain que tu as bien fait de le quitter ce Vladimir, cet ogre noir et rouge, ce despote assoiffé de violence, ce fou délibéré, il mène son peuple à la ruine et le monde avec lui se précipite dans le précipice.
Et que penser de ses attaques frontales contre Kief et son Président, à quoi joue t il ?
Ses proches répètent qu'il espère ériger un mur style grande muraille de Chine tout autour de son futur empire, les délimitations ne sont pas encore connues, mais il croit dans la chute de l'Europe sous peu, les États Unis ne pourront rien dire ni faire contre lui.
- Un mur dis-tu, comment peux-tu sonder son esprit malade Marko.
- Alena, point besoin de vigueur extrasensorielle pour savoir le mal dont il est capable et l'esprit retord qu'il utilise en tant que Kgbiste omnipotent pour arriver à ses fins.
Avec les faibles Européens il arrivera bientôt à finaliser ses obscurs objectifs, le principal étant de faire souffrir ton peuple en représailles de ta fuite du “domicile conjugal”.
Pas besoin de brandir des drapeaux jaunes et bleus aux couleurs Ukrainiennes massivement pour lui faire comprendre que tout l'occident est contre lui.
Pour soutenir ce pays attaqué sans raisons valables une réplique en règle serait de mise, mais l'ogre fait peur à une trop grande partie de la planète et de ses dirigeants.
- Marko, veux tu dire que tu vas mettre en état de marche ton super pouvoir en direction de Vladimir et son Kremlin chéri ? Tu pourrais déplacer ce petit monde là à un endroit ou les belligérants ne pourraient plus nuire ?
- Alena, tu sais bien que je ne peux rien tenter tant que ton mur interne me résiste, toi seule peux décider de me laisser passer, ensuite la voie sera libre pour mon assaut final.
Ne compte pas sur moi pour te donner la destination de la transmutation que je tenterai à ce moment là, ce serait trop dangereux pour toi et les tiens.
Je te répète ma demande, donne moi ton laisser passer, ne crains rien, libère ta confiance en moi, je ne peux rien sans toi.
Tu es ma porte, tu es notre salut, tu verras, le monde sera sauvé.
J'ai aussi promis aux Avengers de ne rien tenter seul sans les prévenir. Au cas ou l'essai serait infructueux, on ne peut connaitre à l'avance le résultat d'un primata d'action de ce genre, je n'ai jamais tenté un tel exploit et n'aurai pas à le réitérer de sitôt.
Auparavant je ferai fondre tous les boutons rouges de son arme nucléaire "dissuasive", les codes seront rendus inutilisables pour son ministre de la défense et lui-même.
- Marko, mon mur interne se fissure, embrasse moi fort et toute ma défense inutile va s'effondrer, je t'aime tant Marko, viens. Sauve nous mon amour.
03 - BRISEUR
MARTINE CUTLER
Morose le briseur de rêve se pose des questions.
- Je fais quoi moi à l'heure actuelle, on ne fait plus que cauchemarder dans ce monde anxiogène, gris, terne.
Plus personne ne rêve, à part ma cible favorite une drôle de fille qui actuellement au fond du trou, déprime,
Pas la moindre chimère à démanteler aux alentours.
Pas le moindre rêveur à l'horizon.
Rien, si ce n'est ce mur en plein milieu de nulle part.
Les pierres blanches bien alignées.
Si je me recyclais en casseur de mur ?
Le mur à des oreilles... Il l'entend et se met à bouger, il respire ondule doucement de gauche à droite, de droite à gauche.
On dirait un accordéon. Le mouvement s'accélère, tout va très vite. Les pierres se détachent, tombent une par une.
Le briseur de rêve ébahi, reste un moment devant la brèche.
Il passe de l'autre côté dans un bout de monde lumineux bleuté.
Frais. Un océan infini, une plage illimitée. Un autre monde
sans désastre, sans chaos. Une douceur inhabituelle l'envahit.
Métamorphosé, le briseur de rêves aperçoit une barque à la frange des vagues.
A son bord la cible favorite qui l'a devancé ... béate... lui sourit.
Oubliant sa hargne, il embarque à ses côtés.
04 - À CET INSTANT, LE MUR S'OUVRE...
JOËLLE FALLOT
Minuit et demi ! Tout est calme dans la maison. Mon mari dort. Aucun bruit si ce n’est le léger ronflement de Teepee, lovée sur mes genoux. Son rêve doit être intense, des tressaillements secouent son corps. Je la caresse, lui faisant sentir ma présence rassurante. J’aime son poil, il est si doux.
Une lumière métallique filtre à travers les volets et effleure les meubles. C’est la pleine lune.
Pendant ces nuits-là, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Un élan inexplicable me pousse toujours à quitter mon fauteuil, pourtant si douillet ! Mais plus étrange encore, je ne le ressens qu’au printemps !
Je sais que je vais me lever. Teepee va contester, par principe. Un chat n’est-il pas toujours un peu contestataire ?
Je descends les escaliers lentement. Je n’allume pas. Je ne veux pas réveiller mon mari. Surtout je ne veux pas briser la magie de cette lumière. La chatte, familière de la nuit, dévale les escaliers. J’ai toujours été émerveillée par la capacité qu’ont les chats de passer d’un sommeil profond à une vitalité impressionnante.
J’ouvre la porte de la cuisine. J’entrouvre le volet. Un petit grincement familier. Il va vraiment falloir graisser l’espagnolette !
Le jardin est inondé de lumière. Je m’aventure dans les allées guidée par la clarté. Teepee m’a quittée. Je l’entrevoie, tapie dans un buisson. Elle est aux aguets.
Le banc en fer forgé m’attire. J’aime m’y assoir. Le parfum envoûtant des rosiers anciens chatouille mes narines. Mon regard se porte sur la cabane de jardin. La lumière lunaire la transforme. Elle est sous les feux d’un projecteur invisible. C’est beau, magique, envoûtant.
Ce soir je sens des présences invisibles autour de moi. Ce n’est pas habituel. Pourtant cela ne m’inquiète pas. Cette nuit n’est-elle pas magnétique ! Soudain une lumière bleutée éclate dans la cabane. Je ne comprends pas. Le jardin est clôturé. Personne ne peut y entrer. J’ai dû oublier de l’éteindre. La chatte est indifférente. Elle joue avec une pomme de pin.
Je me dirige vers la cabane. Rien ne trouble le silence de la nuit si ce n’est le cri de quelque chouette. Pourtant, une angoisse qui m’est étrangère monte en moi. Mon pas se fait hésitant. Des frissons m’envahissent. Mais la nuit est douce. Je pose la main sur la poignée de la porte. Je tremble. Une boule au ventre, j’appuie lentement. La paume de ma main est moite. Puis brusquement, envahie d’un courage surprenant, je la pousse violemment et j’entre !
Une chaleur ardente m’enveloppe ! Des parfums suaves me grisent, des musiques langoureuses flattent mon ouïe ! Mais je ne vois rien. Je devine un bandeau sur les yeux. Des pas feutrés glissent autour de moi. Une main fine d’une grande douceur me prend par le bras. Il est dénudé. Etrange ! Je portais mon poncho ! Une autre main, aussi fine, caresse mes cheveux puis dénoue le bandeau !
Une onde de choc m’envahit ! Je ne suis pas dans la cabane de jardin ! Mais où suis-je ? De magnifiques flambeaux orientaux dévoilent une chambre immense dont le centre est meublé d’un lit à baldaquin aux lourdes tentures dorées, elles aussi de facture orientale. Effarée, je m’aperçois que je porte une longue robe de soie blanche. Mes cheveux que je porte en chignon tombent en cascade sur mes épaules. Trois jeunes filles, très jeunes et très belles me conduisent jusqu’à une coiffeuse en bois de cèdre. Elles ne me parlent pas ! L’une me passe un peigne en ivoire dans les cheveux. Une autre me dessine avec du henné ce qui semble être une main de Fatima. La troisième glisse des babouches à mes pieds. Qui sont-elles ? Pourquoi ce cérémonial ? Elles ne sont pas menaçantes. Pourtant je suis entourée d’ondes négatives. La panique me gagne !
Les jeunes filles, toujours muettes, me conduisent jusqu’au lit. Elles remontent les oreillers. Elles me font signe de m’y appuyer. Je voudrais réagir, refuser, me rebeller, mais impossible. Aucun son ne sort de ma bouche. Mon esprit est confus. On a dû me faire ingérer une drogue quelconque.
Soudain, la musique douce qui m’accompagnait depuis mon entrée dans ce lieu étrange s’interrompt. Je vois les jeunes filles s’éloigner sans bruit et disparaitre par une petite porte sculptée.
Au même instant apparait un homme vêtu d’un caftan pourpre et or. Je ne distingue pas ses traits. Sa corpulence proche de l’obésité me met mal à l’aise. Qui est-il ? Que veut-il ? Il s’approche du lit. J’entrevois, à la lueur des flambeaux, un visage rubicond avec des bajoues bien pendantes. De petits yeux sournois me fixent goulûment.
Soudain tout s’éclaire en moi ! Mon esprit visionne ce qui va se passer ! C’est un véritable cauchemar ! Soulevant son caftan, il monte péniblement sur le lit. Alors, du plus profond de mon être, jaillit un cri perçant et déchirant !
Je suis assise par terre, frissonnante. Teepee me regarde. Je lis de l’étonnement dans ses yeux verts. N’ai-je pas crié « non » à l’instant ? La lune disparait peu à peu derrière des nuages diaphanes. Je me tourne vers la cabane qui disparait elle aussi. Mais la clarté, aussi pâle soit-elle, dévoile des taches rougeâtres sur mes deux mains !
05 - À CET INSTANT, LE MUR S'OUVRE...
ANONYME
Le 9 Novembre 1989, après le dîner, je lis un roman policier plein de suspense d’Elizabeth George, « Enquête dans le brouillard » en écoutant de la musique à la radio. Blois est calme, il fait nuit, quand soudain l’émission s’interrompt avec un flash d’information : toute la ville de Berlin est en effervescence, des foules de Berlinois se pressent vers le mur, à l’Ouest comme à l’Est. J’allume la télévision : à cet instant, le mur s’ouvre. Instant incroyable.
Des femmes, des hommes, des enfants se rassemblent et avancent en grand nombre vers les postes-frontières. Les barrières sont levées, dont celle du célèbre Check Point Charlie. D’autres Berlinois, plus jeunes, se hissent sur le mur munis de pioches et de marteaux pour l’abattre : ils creusent des brèches et des grappes humaines passent par les ouvertures ainsi créées. Ces images me sautent à la figure, je suis d’abord sidérée, je ne comprends pas, puis bizarrement je me sens joyeuse, sans doute la liesse de la foule est-elle communicative. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser à Prague où onze ans auparavant les soldats et les chars ont tiré sur la foule pacifique.
Le mur se dresse depuis 28 ans, il a causé la mort de nombreux Allemands qui essayaient de le franchir, par quel miracle pourrait-il soudainement rester ouvert en une nuit et laisser tout un chacun le traverser librement ?
Les cris de joie, les acclamations, les chansons, les klaxons des voitures, dont les fameuses Trabant, explosent de tous côtés. Des gens trinquent, s’offrent des fleurs, tombent dans les bras des uns des autres. Au fil de la caméra, je happe des scènes impressionnantes et éloquentes : des adolescents hilares dansent en ronde en criant à tue-tête les airs joués par de jeunes guitaristes, des grands-parents enlacent leurs enfants et petits-enfants (qu’ils n’ont connus sans doute que par photos), l’émotion est palpable, les larmes coulent, car la cellule familiale se reconstitue enfin.
Mais les soldats, mitraillette à l’épaule, les policiers, révolver à la ceinture, les chiens policiers et les véhicules militaires toujours aussi omniprésents, représentent une menace silencieuse.
Je fixe leurs visages filmés en gros plan et une part en moi s’inquiète. Leurs regards me semblent étranges, que dois-je y lire ? Attendent-ils un ordre pour tirer et lâcher les chiens sur la foule ? Il y a tant d’enfants, en poussette, tenus par la main ou courant librement seuls, dans cette bousculade euphorique… Pourquoi laissent-ils donc passer cette marée humaine qui franchit allègrement la frontière dans les deux sens ?
J’ai envie de croire maintenant au bonheur, à l’étonnement joyeux qu’exprime la foule. Par cette nuit si froide et si dense de Berlin, éclairée seulement par les phares des voitures, des véhicules militaires et les lumières blafardes des postes-frontières, chacun porte des vêtements chauds. Tout paraît irréel, l’heure avance et la manifestation continue de plus belle.
J’ai presque envie de me pincer, je reste seule devant l’écran, aimantée par les images extraordinaires, je rêve éveillée. Le lendemain j’apprendrai que tout était bien réel.
Que le regard des soldats reflétait en fait l’interrogation et l’inquiétude, qu’un responsable politique n’avait pas donné d’ordre précis, puis avait dit de laisser passer la foule, que le gouvernement est-allemand se désagrégeait…
Je ne sais quelle part en moi écouter : celle qui se réjouit, ou celle qui s’effraie ? Joie, peur, souvenirs historiques se mêlent. Minuit passe, les rues ne désemplissent pas, sept autres points de passage, puis trois autres encore se sont ouverts. Le Ku’damm, les Champs-Elysées de Berlin, est noir de monde. A trois heures du matin, le mur déborde de jeunes Allemands assis à califourchon. Ces scènes deviennent à la fois fantastiques et incongrues.
Les heures s’écoulent et j’oscille encore entre ces deux sensations, ces deux parts en moi. Telle une passagère clandestine, j’assiste à un événement ahurissant très loin de moi, alors que je me sens en lien avec cette vague humaine. Je suis ici et là-bas, à 1200 kilomètres à l’est, éloignée et proche.
Je me lève, je regarde par la fenêtre, j’ai beau guetté, rien de semblable ne se produit dans ma ville, ma rue reste déserte et silencieuse.