La voix de l'autre
olivier jacques
Il y a un cri, un fracas terrifiant.
Le silence.
Je ne sais combien de temps. C'est rassurant, presque serein.
Et maintenant, ce borborygme. Ou plutôt un coassement, un bruit fêlé, comme si la gorge qui l'émet était étranglée.
Puis le silence, à nouveau.
Non, pas complètement. Il y a ce bruit aussi. Un pchh-pchh régulier, comme un soufflet qui se gonfle et expulse l'air capté. C'est à gauche.
J'en suis sûr, oui, ça vient de ma gauche.
J'ai les yeux collés, c'est gênant. Je ne parviens pas à les ouvrir, mais je perçois une nappe lumineuse blanche, aveuglante, et je ne parviens pas à voir où sont mes mains.
Je me demande si je dors, si je rêve. Je connais pourtant cet état curieux, juste avant l'éveil complet, où mes rêves s'échappent en lambeaux incertains, ne me laissant qu'une frustration d'oubli.
Ce n'est pas ça.
Ce n'est pas ce moment-là.
Parce qu'il y a ces sons. Mes rêves sont sans son, j'en suis sûre.
Il y a cette odeur aussi, forte, piquante. Je la connais, mais je ne me rappelle plus…
Je prends conscience que, sous le bruit de forge, un autre bruit existe, constant, lancinant et pourtant quasi imperceptible.
Une sorte de vrombissement léger. Je me dit : mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? "Je suis où, là ?" Je tressaille, ai-je parlé à haute voix ?
Et maintenant, un bip, une montre qui résonne que je n'avais pas remarquée, ou une alarme quelque part ? Non, c'est régulier. Le revoilà. Et encore.
Il est constant ce bip, je sais que je connais ce bruit, mais d'où ?
Pourquoi je ne sens pas mes extrémités ? J'ai l'impression désagréable que mes jambes sont… absentes ?
Un océan se bouscule sous mes paupières : un ressac, le mouvement lent des vagues rouges crêtées de noir…
C'est pourtant au moment de la plongée dans le sommeil que je vois cela d'habitude. C'est tout à fait agaçant, cette impression que rien ne correspond à rien. J'entends mais n'entends pas, je parle mais ne m'entends pas…
À nouveau la lueur blanche et forte, puis une ombre qui la coupe, juste devant moi. Enfin, je comprends, en même temps que j'entends sa voix : un visage, avec quelque chose de vert devant, c'est flou. Le visage demande : "Comment vous sentez-vous Madame ?"
Encore cet épouvantable craquement guttural, son acre et râpeux, qui semble vouloir exprimer une idée, ou une demande, mais je n'y comprends rien.
Dans mon champ de vision, le visage masqué d'un chirurgien ou d'un infirmier se précise. Et un reflet brillant, au bord de l'œil. C'est un masque, ils m'ont collé un masque à oxygène.
Je tourne légèrement la tête vers la gauche, d'où émane le chuintement. C'est un autre patient, à ma gauche, qui émet ce son de soufflet : il doit être sous assistance respiratoire.
Je me rappelle : la nuit, la route, le chevreuil, mon coup de volant, la voiture qui part, les tonneaux.
Je suis vivante donc. Je boirais bien, un peu d'eau, j'ai la gorge comme du ciment, du sable desséché. Je parle au visage : encore ce bruit atroce, raclement guttural. C'était donc moi, ce coassement ? Où est passée ma voix ?
MON AUTRE VOIX
JEAN-LOUIS MÉTIVIER
Rire, quoi de mieux ?
Être un humoriste comme Raymond Devos, c'est un travail à plein temps, de longue haleine.
Il lui faut construire le texte, jouer sur les mots, s'amuser à rebondir sur les sonorités, les rythmes des syllabes, des mots, les uns plus courts que les autres.
Il pense à la musique qui va accompagner ses textes, son musicien joue aussi en direct et appuie avec tel geste sur son piano, une note d'humour ou la fin du sketch.
L'intelligence du personnage ponctue son côté espiègle, il boute en train et les wagons suivent, le public voit bien où il l'emmène et devine de temps en temps la chute de l'histoire, il rit par avance.
L'animateur de l'atelier de théâtre dont je fais partie, me signale qu'un sketch comique, ce n'est pas le plus facile pour commencer, mais que c'est une bonne idée.
Je finis par choisir une histoire de Fernand Raynaud, elle a le mérite de ne pas être trop longue. A apprendre par cœur ce sera plus facile.
Me voilà qui rentre à la maison avec les trois pages à mémoriser.
Il faut lire à voix haute un nombre important de fois pour incruster les mots dans le cerveau, qu'ils soient miens, comme si je les avais écrit, faire comme si j'étais Fernand Raynaud, c'est la seule façon d'y arriver.
Une fois dans le salon, je m'installe sur mon canapé favori, bien calé avec un gros coussin dans le dos.
Lumière tamisée, téléphone coupé, je commence à lire.
Je ris et souris encore en l'entendant prononcer son texte, même si ma voix remplace la sienne.
Le volume, quel volume employer, plus fort ou plus doux et faible ? Faire comme si je suis dans la salle de spectacle, le public est là, la salle est pleine et applaudit pour que je commence.
Je donne le titre : “le douanier”, tonnerre d'applaudissements, ils connaissent, c'est bon signe, il ne faut pas que je me trompe, que je loupe une intonation !
Ce qui est drôle, c'est que ma voix n'est pas la même que d'habitude, elle est affirmative et puissante, plus grave que naturellement, pas timide du tout.
Je lis, ce doit être normal, lire et réciter c'est deux choses différentes.
Je vais boire un verre d'eau, cela me facilitera l'élocution…
L'autre jour, l'animateur nous a enregistré en pleine action.
Écoutez l'enregistrement à tête reposée, nous dit-il, et on en reparle la prochaine fois.
Aussitôt arrivé je branche le lecteur, je me demande qui peut bien parler de la sorte.
Mais c'est moi, j'en ai une drôle de voix.
D'habitude je ne m'écoute pas parler, mais là, je suis bien obligé.
Une voix affirmée et sûre d'elle, tout l'inverse de la mienne au quotidien.
Elle me plait bien finalement cette voix, un nouveau chemin à suivre, une voie avec plein d'issues de secours, des pistes bleues et rouges, comme au ski. Juste à se laisser glisser.
MON AUTRE VOIX
JOËLLE FALLOT
Le cours de musique va commencer. Aujourd’hui c’est un jour important. Le professeur nous présente les détails du spectacle de fin d’année. Chaque élève, individuellement ou par groupe de trois, doit lui présenter son chant. Musique classique ou musique moderne. À notre choix. Les élèves se pressent devant la porte de la classe. Il règne une grande excitation. Tout le monde parle en même temps. Ça crie, ça chante, ça plaisante, ça s’apostrophe ! On se croirait sur le marché du vendredi matin !
Je ne partage pas l’enthousiasme de mes camarades. Je suis inquiet. Ai-je fait le bon choix avec ce chant ? J’ai mis toute la semaine à me décider. Des images de moquerie, d’ironie, de sarcasme défilaient sans répit dans ma tête. Mes nuits étaient agitées. Au réveil, je changeais d’avis. Je choisissais un autre morceau ! Puis je changeais encore. Je revenais sans arrêt sur cet aria ! Je n’osais en parler à personne. Ni même à ma sœur, ma confidente !
Alea jacte est ! Je vais le chanter cet aria ! Je ne peux plus reculer !
Marilyne est sur le podium. Elle chante d’une voix très douce. Une chanson de Jean Ferrat. J’aime la vibration de sa voix. Elle me donne des frissons. J’en oublie presque mon angoisse.
Que va penser le professeur de mon choix ? Et mes copains ? De la musique baroque ! De la musique de castrats ! J’aime ma voix quand elle chante « Lascia ch’io pianga ». Tout mon être vibre ! Je m’envole ! Je suis libre ! Mais ma voix n’est pas celle d’un adolescent. Vont-ils se moquer ? Vont-ils me juger ? Vont-ils se méprendre sur ma sexualité ?
Pourtant il faut qu’ils sachent, qu’ils découvrent qui je suis vraiment. Même si je dois perdre leur amitié. Cette voix de contre-ténor est un cadeau, une richesse. Elle est moi. Je ne peux plus la cacher.
C’est mon tour ! Je monte sur le podium. Mes jambes flageolent. Ma gorge est sèche. Mes mains sont moites. Il faut que je me reprenne. Je dois y arriver. Je fais face à la classe. J’ose à peine regarder mes camarades, encore moins le professeur. Je lève les yeux vers le plafond. Je respire profondément. J’attaque mon aria.
Lascia ch’io pianga mia cruda sorte e che sospiri la libertà ! … Je tremble ! Ma voix est trop hésitante ! Je ne vais pas y arriver ! Il faut que je puise en moi : de l’assurance, de la confiance. Je n’ose toujours pas regarder l’assemblée. Soudain je sens un regard posé sur moi. Un regard confiant, encourageant. Un regard qui ne juge pas. Un regard qui me porte. Celui de Marilyne ! Tout change ! Ma voix est déterminée. Je ne tremble plus. Je n’ai plus peur. Je plane. Je suis Almirena. Je ressens sa dignité. C’est la mienne aussi.
Je ne redeviens moi-même que sous un tonnerre d’applaudissements. Je suis exténué, vidé de toute substance. Je suis heureux. Mes camarades de classe me félicitent, m’embrassent, me louent. Ils ont accepté mon autre voix !